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Le Chant grégorien – L’accompagnement fondamental : principe

L’accompagnement du chant grégorien, si on le ramène à ses fondements harmoniques,  revient très certainement dans une voie raisonnable capable de dépassionner les débats. Cette solution est proposée ici sous le nom, faute de mieux, d’ « accompagnement fondamental », pour la raison qu’il se base avant tout sur la quinte, puis sur la quarte, et ensuite sur la modalité effective de la pièce, y compris dans ses fluctuations et approximations,  qui sont très fréquentes.

Principe pratique

Le bourdon qui est posé au début d’une pièce vise prioritairement l’intervalle constitué de la teneur et de la tonique. Parfois, pour les pièces les plus anciennes – on n’en sera pas surpris – l’intervalle peut rester fixe du début jusqu’à la fin, et cela fonctionne parfaitement, en dégageant une beauté à laquelle notre époque n’est plus habituée. Mais parfois aussi cela ne fonctionne pas car la modalité est fluctuante, aussi est-il nécessaire d’introduire des variations. Parfois aussi, lorsque les pièces sont tardives, l’exercice est difficile, la détermination des intervalles peu probante, et le résultat peut se discuter.

Voici ci-dessous la présentation du principe, appliqué à l’Alleluia de l’Ascension. Important : l’intonation et le bourdon pour un chœur d’homme se jouent dans la tessiture de la voix masculine (contrairement à l’habitude qu’on a de doubler et accompagner les chants de foule dans la tessiture des voix de femmes). Si on accompagne un chœur grégorien féminin, il n’est pas certain qu’il faille monter le bourdon dans la tessiture féminine, mais cela reste à expérimenter.

On est en droit de considérer absurde qu’une teneur et une tonique bougent. Sauf si on admet que des fragments de phrases musicales changent de mode au sein d’une pièce, ce qui est une réalité fréquente dans le répertoire grégorien. De plus, on peut aussi admettre que vers le XIIe et le XIIIe s. les organistes aient pu « jouer » avec la modalité fondamentale d’une pièce pour rompre la rigueur d’un bourdon absolument statique, lequel peut susciter une certaine lassitude chez les auditeurs qui ignorent la philosophie de la modalité.

La coloration des intervalles

La coloration de ligne de portée est apparue au XIe s. afin de garder à vue la position d’une note précise de la gamme. Ici le principe est décliné de deux manières : 1) la coloration concerne la teneur et la tonique, y compris lorsqu’elles varient provisoirement. 2) en raison des mouvements de celles-ci, la coloration peut s’appliquer aux interlignes de la portée (ce qui, par contre, ne se faisait pas au Moyen Age). Cette coloration permet :

  • aux chantres de se repérer harmoniquement.
  • de faciliter le déchiffrage en répétition (du moment qu’on dispose d’un clavier pour jouer le bourdon)
  • de guider les chantres pendant l’exécution : la teneur (jaune) permet de savoir où on est, la tonique (rouge) permet de savoir où on va. Ainsi rassurés par ces « guides », les chantres sont plus sûrs d’eux et chantent avec plus de fermeté.
  • de montrer, pour un passage donné, que celui-ci est ordonné à sa fin (modalité), ce qui est en soi un résumé de la perspective chrétienne ! Dans la vie comme en musique, nous visons l’harmonie finale. Dès lors, pendant  un passage, voire la pièce toute entière, la conclusion harmonique se laisse deviner, et facilite le cheminement.
  • d’accompagner le chant grégorien même par un débutant pourvu qu’il connaisse les bases de la notation carrée. En effet l’organiste dispose à la fois de la coloration et du nom des notes placés dans les degrés de la gamme. Il lui est ainsi très facile de chanter et accompagner en même temps. Cette méthode d’écriture du nom des notes dans la portée (l’idée date du Moyen Age !) permet à un débutant d’être immédiatement efficace. Ce qui contribue à résoudre partiellement la pénurie d’organiste qui touche les lieux de culte modestes.

Symbolique

Ajoutons à cela que cette manière de voir la pratique de la modalité rejoint parfaitement la scholastique médiévale que le pseudo « siècle des lumières » nous a fait perdre : l’harmonie musicale est intrinsèquement liée à l’harmonie universelle, et cela peut se décliner par l’arithmétique à travers les intervalle de quinte (le plus parfait) et de quarte. La méthode d’accompagnement ici présentée se coule parfaitement dans l’enseignement médiéval du Quadrivium, dans la mesure où elle trouve ses fondements dans l’harmonie structurelle du son musical (spectre harmonique), laquelle surgit de la matière lorsqu’elle est soumise aux lois de l’arithmétique. A leur source : la Création (forcément harmonique) de l’Univers. Ainsi la méthode d’accompagnement proposée ici peut-elle se réclamer d’un héritage séculaire.

Effets sur les rythmes

Tout chanteur qui, vocalement, joue avec un bourdon ne peut s’empêcher de faire durer certains effets de dissonance et consonance. C’est un instinct qui opère dans toutes les civilisations, et plus la forme musicale est ancienne, plus il se vérifie. Il n’est pas rare de constater que les allongements de durée, tels que les indique la notation carrée, correspondent à ces effets de dissonance et consonance. On s’aperçoit facilement que l’on ne chante pas tout à fait le même rythme selon qu’on chante a capella ou bien avec une teneur et une tonique en bourdon. Dans le second cas, le chanteur retrouve un instinct harmonique qui le pousse à s’appuyer « contre » ou « avec » ces deux guides, et à infléchir le rythme écrit, dont on sait bien qu’il ne peut en aucun cas être mathématique.

Cette question, complètement marginale dans la culture grégorienne, est développée dans la dernière ligne du menu en bas de page.

Un effet remarquable sur le tempo

Pour les uns le chant grégorien doit être lent afin d’exprimer la piété, point de vue qui trouve ses origines dans le romantisme du XIXe s. et dans le chant gallican, plus ancien encore. Il faut bien le dire : cette lenteur aura certainement été une des raisons du rejet du chant grégorien dans le milieu du XXe s., car cette lenteur, souvent excessive, a certainement beaucoup lassé. Pour d’autres – notamment dans la mouvance médiéviste – le chant grégorien doit être rapide et enlevé.

En avril 2018, le Colloque « La sémiologie grégorienne de Dom Cardine, cinquante ans après », qui s’est tenu à l’Abbaye de Solesmes, a amené à un consensus des principaux intervenants : le chant grégorien est rapide. Ou, tout au moins, il ne doit jamais procurer une sensation de lenteur. Disons qu’il doit rester vif, alerte, ascensionnel. Ce qui exclue formellement toute lenteur. Mais évidemment, il ne doit pas non plus donner une sensation d’empressement ou d’excitation, ce que l’on peut, hélas, parfois constater… C’est là que l’accompagnement proposé ici apporte une solution inattendue. En effet, il est indubitable que le chant grégorien doit donner un sentiment d’éternité, mais comment le ferait-il s’il est chanté rapidement ? La solution vient du bourdon : moins il bouge, plus il donne à sentir l’éternité. Simultanément, la mélodie grégorienne, chantée vivement, tisse une trame vivante et entraînante autour de cette signification d’éternité.

Alors la « magie » opère : l’ensemble est à la fois lent et rapide, reposant et vif, éternel et temporel. Des caractères contradictoires donc absurdes ? Selon le regard de l’homme moderne, sans aucun doute ! Mais n’oublions pas : ce qui est fou pour l’homme est sage pour Dieu.

A vrai dire, cette étonnante combinaison de sensation de rapidité procurée par un motif rapide autour d’une signification d’éternité n’est pas nouvelle, et on la retrouve dans des styles de musique totalement opposés, y compris très récents : dans les musiques du premier millénaire en général, au début de « Dans les steppes de l’Asie centrale » de Moussorgski (bourdon aigu au violon), dans le « Boléro » de Ravel (motif répétitif avec bourdon aigu discret), et dans des pièces de musique électronique telles que « Radioactivity » du groupe Kraftwerk, le thème principal de « Blue Monday » du groupe New Order, ou encore les styles répétitifs des années 80 du groupe Tangerine Dream (« nappes » de voix ou violons superposées à des motifs répétitifs). Ce qui permet de dire que quelle que soit la culture, il y a chez les hommes une intuition qui est d’ordre métaphysique, même s’ils ne le savent pas. Et même s’ils ne savent pas non plus que le chant grégorien leur en offre l’aboutissement le plus parfait.